Céline Arnauld
Dieu que la culture dite « générale » est sexiste ! Combien de femmes remarquables elle laisse dans l’oubli le plus total ! Et pour mes deux premières fiches « poètes », voilà que j’avais choisi deux hommes. Et si j’étais parti pour en présenter un troisième, et puis un quatrième et encore un cinquième après, et ainsi de suite… Ils attendront. J’ai décidé solennellement de faire régner une stricte parité dans mes fiches. Ce mois-ci, veuillez donc découvrir Céline Arnauld.
L’entière carrière de Céline Arnauld est lié au mouvement DADA, le plus féministe des mouvements littéraires, s’il en est. Puisque ce grand mouvement culturel et artistique, cette bombe qui voulait tout détruire en créant le plus possible, a eu pour moteurs de nombreux couples d’artistes. Des couples dans lesquels la femme n’était pas réduite au rang d’égérie, ou d’objet à chanter, mais occupait sa place d’artiste à part entière. Il en va de Céline Arnauld et de son mari Paul Dermée, tous deux poètes. De la plasticienne alsacienne Sophie Täuber, et de son mari, le poète et peintre, Hans Arp. De la danseuse Emmy Hennings, et de son mari littérateur Hugo Ball. De la peintre Suzanne Duchamp et de son frère Marcel. De Sonia et Robert Delauney…
Bien sûr, la Culture Générale aura pris soin de mieux retenir les noms des hommes, sauf dans le cas de Céline Arnauld, puisque Paul Dermée est tout autant inconnu qu’elle, sinon plus. Mais en 1920, dans le Bulletin Dada, on clamait « TOUS LE MONDE EST DIRECTEUR DU MOUVEMENT DADA » et on faisait suivre les noms de quelques « présidents et présidentes », liste où les femmes n’étaient pas en reste.
Paul Dermée dirigea la revue Z le temps d’un seul et unique numéro.
Céline Arnauld dirigea la revue Projecteur tout autant de temps. Voici l’éditorial :
Ce court article de Céline Arnauld, «Prospectus Projecteur» est un bel exemple de poésie DADA, embrassant en deux colonnes de nombreux traits de l’esprit du mouvement. Bien que ce sera à nuancer, nous voulons lire sa revue comme une preuve de la vitalité de Dada en 1920, date à laquelle certains commentateurs le disent essoufflé.
Prétendre que Projecteur est une preuve de la vitalité Dada en 1920, c’est s’exposer à quelques objections dépassables. La première objection serait de rappeler que cette revue n’a pas su durer. Mais nombreuses sont les revues de l’époque qui ne vivent que le temps d’un numéro, la force de ces revues tient plus dans leur nombre et leur diversité que de leur longévité. La revue de Céline Arnauld n’a peut-être pas la diversité et l’enthousiasme des anciennes revues Dada suisses trilingues, mais elle comporte de bons poèmes tout à fait dans l’esprit Dada, comme «Le cierge et la vierge» de Tzara. Un court article de Paul Dermée, qui fait un «inventaire» incisif des membres de la famille DADA, tient aussi de cette vive ambiance de coopérations et de querelles. Mais le plus croustillant de cette plaquette, c’est son texte liminaire, intitulé «Prospectus Projecteur» en référence au format réduit de la revue (23x10 cm).
Bien qu’il n’appartienne pas au genre poème, le poéticité de ce texte n’est pas à remettre en cause. C’est encore une fois un bel éclat de la bombe dadaïste. Typiquement dadaïste, il possède un grand nombre de caractéristiques du texte Dada. Son analyse va nous permettre de les mettre au jour. «Projecteur est une lanterne pour aveugles.» nous dit l’écrivaine pour commencer avec un de ces savoureux paradoxes Dada. L’absurde est ici au service de la poésie, c’est aussi un absurde qui se dépasse, on pourrait lire cette phrase liminaire comme «Projecteur est une lanterne qui guérit de la cécité». Céline Arnauld continue : «Il ne marchande pas ses lumières — elles sont gratuites.» Le mépris de la publicité et des affaires est ici associé à la gratuité du geste artistique. L’art n’est pas assez sérieux et trop facile pour qu’on le vende, mais assez beau et assez drôle pour qu’on s’y intéresse. Plus loin : «Projecteur se moque de tout : argent, gloire et réclame — il inonde de lumière ceux qui vivent dans l’obscurité, dans le froid et dans l’ennui.» On commenterait difficilement cette phrase, comment mieux dire ? Dada n’est pas un art morose, ce n’est pas le froid des musées, c’est la chaleur des soirées-spectacles et des querelles. Et notre auteur de conclure : «D’ailleurs la lumière est aussi produite par une pullulation madréporique dans l’air.» Détourner le langage scientifique à des fins poétiques et humoristiques est un procédé tout à fait Dada. Par cette formule finale décalée, l’artiste annule l’effet solennel de son discours. Encore un joli paradoxe : si Dada est drôle et plein de vie, c’est bien parce qu’il refuse de se prendre au sérieux.
Poème (paru dans Z) :
AVERTISSEUR
Les sentiments
descentes de lit dans la maison
de l’antiquaire
Matin
Les ailes de l’aéroplane
Balancent le réveil des amours
en chemin de fer
Les rails en pleurs
l’intelligence déraille
et sans souci les mécaniciens se disputent
les chansons des wagons-lits
Mes amis mes amis
ne vous fiez pas à l’étincelle
le feu prend partout
même dans vos cervelles
Arrêt première station
le chef de gare sans raison
-- est-ce l’étalage du soleil
sur les fenêtres du wagon
ou l’inspiration anti-alcool
du matin en papillotes –
divague en jonglant avec les colis
sévèrement remplis de café réveil-matin
La puissance des catapultes
Brise les ailes trop fragiles de l’aéroplane
balançoires de vieilles tendresses
Ohé mes très chers amis
sur les sentiments en descente de lit
le temps passe
la pluie tombe méfiante et mesquine
Vos paroles sont des schrapnells
sur les roues tournesol
Les cimetières s’allongent jusqu’à l’herbe morte…
Prenez garde aux tombes ouvertes
En haut, de gauche à droite : Bernard Faÿ, Tristan Tzara, Philippe Soupault, Serge Charchoune
En bas : Man Ray (en photo), Paul Éluard, Jacques Rigaut, Céline Arnauld, Georges Ribemont-Dessaignes